“Si vous m’annonciez la mort de ma petite fille”, par Hugo Boris

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Dans un long couloir d’accès au quai, je suis pris à la gorge par une odeur tiède et acidulée qui ne se dissipe pas, ce genre d’odeur qui, respirée trop longtemps, finirait par me droguer. Je n’en décèle pas la provenance mais je sais d’instinct qu’elle est d’origine organique. 

Je franchis un coude du couloir et ne peux retenir un mouvement de recul. Un clochard me tourne le dos. Il avance avec une lenteur de zombie, des chaussures éclatées aux pieds, le jean rigidifié par des traînées de chiasse. Les passants accélèrent le pas, décrivent un large détour pour le contourner. Je ne suis pas encore à sa hauteur et je ne peux déjà plus respirer, le cœur au bord des lèvres. Il cogne vraiment. Il est au-delà de la saleté, protégé du monde par une puanteur qui le signale plus sûrement qu’une crécelle de lépreux. La crasse seule ne pourrait pas vicier l’atmosphère d’un couloir entier, des emplâtres d’excréments ne suffiraient pas à saturer un tel volume d’air, il y a autre chose, un ulcère creusant peut-être, des plaies qui se gangrènent en silence, des abcès qui suppurent, je ne sais pas ce qui peut sentir à ce point, mais cet homme est en train de mourir. Est-il seulement transportable ? 

Je le dépasse en ayant une pensée pour les équipes mobiles du Samu social, en me convainquant, parce que cela me rassure, qu’il existe forcément un mot dans leur jargon professionnel pour désigner ce genre de malheureux. Je passe mon chemin en pensant d’abord à ça, c’est ma préoccupation première, existe-t-il un terme dans le fonds de la langue française pour décrire cet homme (Le courage des autres, Grasset, 2020) ?

Regarder les gens. Les écouter, les sentir, les toucher parfois, tout est bon pour les cannibales que nous sommes. La vie est une forme proto-artistique, un matériau inépuisable. 

Cliché. Ce matériau-là est surestimé. Un peintre, écrit André Malraux, n’est pas d’abord un homme qui aime les figures et les paysages : c’est d’abord un homme qui aime les tableaux.

J’ai honte de l’avouer, mais je préfère souvent l’image des choses aux choses elles-mêmes. Je veux dire par là que la façon dont une personne est décrite peut m’intéresser davantage que la personne elle-même. Pire, la rencontrer ne peut m’intéresser que pour mieux la décrire. 

Je vis dans un état de veille linguistique permanent, dans un rapport au monde qui est celui du Facteur Cheval. Tout m’intéresse pour lever un mur, une colonne, une tour de Barbarie, un temple hindou, sculpter un pélican, un chien ou un crocodile.

Cette relation aux autres et aux choses, par le truchement des mots, porte en elle sa propre aliénation. Lisez la puissance d’arrêt de cet aveu de Jules Renard dans son Journal le 14 juillet 1896 : Si vous m’annonciez la mort de ma petite fille que j’aime tant, et si, dans votre phrase, il y avait un mot pittoresque, je ne l’entendrais pas sans en être charmé. Lisez encore une fois, c’est ahurissant : Si vous m’annonciez la mort de ma petite fille que j’aime tant, et si, dans votre phrase, il y avait un mot pittoresque, je ne l’entendrais pas sans en être charmé. 

Regarder les gens, donc, les écouter, s’y frotter, les honnêtes gens, les mauvaises, les gens du monde, les petites, les gens bien, les gens de rien, les simples, les jeunes, les vieilles… tout cela vient dans un deuxième temps. Les figures, les paysages, c’est pour après. Les tableaux d’abord. Voilà pourquoi je parle de matériel surévalué. 

Disons le plus simplement. Je regarderais le monde différemment si je n’avais d’abord lu Guy de Maupassant, Stefan Zweig, Henri Bosco, Michel Tournier, Nicolas Fargues, Maylis de Kerangal et tant d’autres. J’aurais plus de mal à regarder les gens, à mettre des mots sur les visages, à chercher les miens, à décrire l’incongruité de nos présences, de nos trajectoires, de nos rencontres, les cadeaux du hasard.