Éditeurs, traducteurs, libraires, bibliothécaires : par-delà les frontières, les professionnels du livre s’expriment.
Anne Réty (Bibliothèque Municipale du 4ème Croix-Rousse), Audrey Burki et Florence Loiseau (Bibliothèque Municipale de la Part Dieu) vous proposent leurs recommandations de lecture.
Loin de leurs collections, les bibliothécaires cherchent dans les ressources numériques du webzine de la Bibliothèque municipale de Lyon, L’Influx, pour retrouver les coups de cœurs écrits au fil du temps ainsi que des sélections thématiques au fil des articles. C’est un peu comme fouiller dans sa bibliothèque personnelle pour retrouver des titres marquants qu’on aimerait lire, relire, partager.
Nous aurions aimé vous proposer les titres récents des auteur-es invité-es mais nous avons tou-te-s quitté précipitamment nos bibliothèques, sans pouvoir y retourner pour piocher dans les nouveautés. Et sans nos ami-es libraires, nous sommes aussi perdu-es…!
Cela dit, le choix est vaste, vous saurez y trouver de nombreuses pépites !
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Parmi les auteurs invités aux Assises et leur livre, quel est votre coup de cœur ?
Anne Rety
L’empreinte, d’Alex Marzano-Lesnevich (Sonatine)
Un livre coup de cœur, coup de poing, qui a déjà circulé dans notre cercle de lecteurs, et nous avons déjà eu l’occasion de débattre.
Comme le dit Alex Marzano-Lesnevich, ce livre lui a permis de « créer un endroit où mon passé peut vivre ».
L’empreinte, méticuleuse enquête dont le point de départ est une affaire de meurtre d’enfant, interroge la peine de mort et la justice américaine, les secrets de famille, la force des convictions, la quête d’identité ou encore l’introspection.
Un premier récit d’une grande force.
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Audrey Burki
De pierre et d’os de Bérengère Cournut (Tripode)
Je ne connaissais l’auteure que de nom et j’ai vraiment été envoûtée par ce roman en forme de conte initiatique, qui m’a emmenée très loin sur la banquise en compagnie d’une toute jeune fille séparée des siens et qui doit survivre dans un milieu plus qu’hostile. Une lecture fascinante et qui nous fait en plus découvrir un peuple peu connu, les inuits. Lisez ensuite son livre précédent, Née contente à Oraibi, tout aussi dépaysant.
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Florence Loiseau
Un monde sans rivage d’Hélène Gaudy (Actes Sud 2019)
En 1930, des pêcheurs norvégiens découvrent sur une île de l’archipel du Svalbard des restes humains ainsi que des journaux personnels et des rouleaux de pellicules. Ce sont les vestiges d’une expédition entreprise en 1897 par trois scientifiques suédois pour rejoindre le pôle Nord géographique.
Hélène Gaudy redonne du souffle à cette aventure en imaginant les journées vécues par ces hommes, connues d’eux seuls mais que la romancière reconstruit pas à pas en s’inspirant des écrits et photos retrouvés. En effet, les journaux sont encore lisibles en partie et certaines photos ont pu être développées, comme en témoigne celle de la couverture du livre. Ces images exhumées de la glace saisissent le spectateur. Comment ne pas être ému face au miracle de leur existence ?
Voilà la grande réussite du roman. À partir de données matérielles témoignant d’équipements bien dérisoires et fragiles (presque inconcevables pour nous aujourd’hui) ainsi que de conditions climatiques extrêmes, la romancière permet aux trois explorateurs d’exprimer enfin leurs tourments et leurs espérances.
Un livre qui fait écho à celui de Per Olof Sundman : Le voyage de l’ingénieur Andrée
Coup de cœur sur l’Influx
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Y’a-t-il un livre, lu pendant le confinement, qui vous ait profondément marqué? Une relecture, peut-être, un livre oublié et retrouvé dans un coin de bibliothèque, ou encore un livre que vous désiriez lire depuis longtemps?
Anne Rety
Un livre offert à Noël, un pavé d’habitude réservé à l’été : L’Arbre-Monde de Richard Powers (Cherche Midi)
Confinée, j’ai pris mon shoot de chlorophylle !
Quels intenses moments de lecture grâce à ce roman de Richard Powers déjà tellement chroniqué, vanté, récompensé.
Des heures en compagnie des arbres, de la végétation, dans les forêts du monde, au milieu des multiples espèces et des éco-systèmes que la nature nous offre depuis des milliers d’années.
Neuf histoires, telles neuf racines, indépendantes les unes des autres, neuf personnages aux parcours complètement différents, mais tous liés, consciemment ou non, à un arbre… Un châtaignier, un mûrier, un érable, un tilleul, un banian et un pin Douglas, un chêne vert et un arboretum, un hêtre, un séquoia… Neuf vies humaines qui formeront ensuite un tronc, pour atteindre la cime et s’éparpiller en graines. Ainsi est construit le récit, tout en poésie et métaphore.
L’Arbre Monde est aussi ancré dans une réalité scientifique que développe Richard Powers, en spécialiste qu’il est devenu : la dendrologie, les drames écologiques qui se jouent, l’éco-terrorisme et la défense de l’environnement contre la déforestation industrielle, les rapports arbres-humains, ou humains-arbres, et surtout, au cœur du roman, la communication entre les arbres.
Et comme le dit Richard Powers, saurez-vous maintenant prendre les arbres au sérieux ?
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Audrey Burki
Un long voyage de Claire Duvivier (Aux forges de Vulcain).
J’ai reçu ce service de presse juste avant le confinement et sa sortie a été repoussé fin mai. L’auteure est éditrice chez les éditions Asphalte et il s’agit de son premier roman, qui mérite de ne pas passer inaperçu en cette période troublée car il est excellent ; de la fantasy qui convoque les influences d’Ursula K. Le Guin et de Robin Hobb, à mettre entre toutes les mains.
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Florence Loiseau
La Fin de l’homme rouge ou Le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch (Actes Sud)
Depuis longtemps chargé sur ma liseuse ce livre attendait des vacances, un vide sans lecture prioritaire. Pour mémoire il se compose des témoignages de dizaines de personnes ayant vécu sous l’ère soviétique, elles étaient alors citoyennes de l’URSS.
Svetlana Alexievitch a recueilli leurs propos en les enregistrant (ou en les notant) sur un magnétophone puis les a retranscrits. Pour encourager la parole, l’écrivaine pose des questions sur l’amour, l’enfance, la peur, la jalousie. Peu à peu les gens racontent des pans de leur histoire ; ils se livrent parce qu’ils se sentent écoutés. Le premier talent de l’écrivaine est assurément celui de l’écoute. Ses questions ne sont d’ailleurs jamais mentionnées dans le livre. Cela donne l’impression d’un grand ruban de témoignages composant à partir de vérités multiples celle de la période soviétique.
Tous les témoignages sont saisissants par leur contenu, par leurs souffrances et leurs regrets mais aussi par leur silence.
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Avez vous une recommandation de lecture sur l’un des grands thèmes abordés pendant les Assises ?
Anne Réty
Sur le thème du paysage, La traversée de la France à la nage, de Pierre Patrolin (POL). Le héros de ce récit de voyage et roman d’aventure entreprend la traversé de la France, à la surface de l’eau, de fleuves en rivières. Magique.
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Audrey Burki
Le huis-clos :
Je vous conseille de découvrir Yana Vagner, chez Mirobole. Tout d’abord parce que L’Hôtel est un huis clos angoissant et hyper réussi qui lorgne du côté des Dix petits nègres. Ensuite car sa duologie Vongozero et Le Lac, qui mettent en scène une Russie dévastée par une pandémie meurtrière, est un modèle du genre. Quelques rescapés tentent ensuite de survivre sans s’entretuer sur une île isolée et question incertitude et regard des autres, ils sont hélas servis.
Mais aussi Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives.
Raconter le travail :
Fast-food de Grégoire Damon, qui nous fait entrer dans les “cuisines” et dans les vies d’une équipe d’employés d’une grande enseigne de fast-food bien reconnaissable. Un roman sous forme de quasi-témoignage, cru et sans concessions.
Le paysage et le huis clos :
Le classique et inégalé Le Mur invisible de Marlen Haushofer qui met en scène une femme piégée seule dans les Alpes autrichiennes suite à un événement qu’on ne saura jamais élucider.
Je signalerais bien aussi les éditions Gallmeister, inégalées pour moi sur la thématique du nature writing et qui offrent régulièrement des chefs-d’oeuvre (Dans la forêt, Idaho, Une histoire des loups, Sukkwan Island, Sauvage, etc)
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Florence Loiseau
Pour le thème de l’enquête : Leïlah Mahi 1932 : enquête de Didier Blonde (Gallimard 2015) – Prix Renaudot de l’essai 2015
Didier Blonde est un familier du genre : l’enquête littéraire à partir d’un objet matériel ou une trace administrative comme une adresse. Ici c’est la photo d’une femme sur un plaque funéraire au Père-Lachaise, avec pour inscription Leïlah Mahi 1932, qui déclenche son imagination et le pousse vers l’écriture. Il enquête pour découvrir qui était cette femme et lui redonner la date absente, celle de sa naissance, mais aussi pour cerner les raisons qui le poussent à agir. Leïlah lui évoque une femme qu’il a aimée, elle n’a pourtant pas de ressemblance physique avec elle.
En fin connaisseur du cinéma muet, l’auteur interroge le pouvoir d’attraction des images et sonde l’âme humaine pour comprendre ce qui nous effraie ou nous attire.