Quand, dès le mois de mars, les élèves de troisième commencent nerveusement à parcourir les brochures de l’ONISEP à la recherche d’une orientation, il m’arrive souvent d’avoir à lever le voile sur quelques métiers dont ils ne soupçonnaient parfois l’existence. Certains, avec leur manie des classements, veulent savoir quel est le « meilleur » travail. J’ai coutume de leur répondre que chacun a son propre « meilleur » travail, et je n’oublie jamais d’ajouter que moi, j’aime être professeur. Ils soufflent, pour me faire plaisir sûrement, que ça se voit, et les plus avertis se chuchotent même depuis quelques temps que j’ai d’ailleurs écrit un livre à ce propos. Le bandeau de l’éditeur affichait en majuscules blanches : « le bonheur d’enseigner », c’est donc que je dois aimer mon métier. Je ne les détrompe pas, mais ça n’a pas toujours été le cas.
Enseigner, ça n’était pas mon premier choix. Moi, ce que je voulais, c’était écrire. Et puis l’enseignement m’est tombé dessus comme par mégarde et je me suis retrouvé un jour face à une classe que je ne suis pas parvenu à apprivoiser. Je voyais bien que d’autres s’en tiraient mieux que moi et, comme beaucoup de jeunes enseignants, j’en ai souffert. Le quotidien d’un jeune enseignant catapulté dans les collèges de l’académie de Créteil est tissé de vexations et, jusqu’à ce que l’on soit en mesure de saisir plus finement les enjeux de l’enseignement, on provoque sans le vouloir des conflits, des affrontements que l’on ne peut évidemment que perdre.
L’écriture m’a d’abord aidé à supporter cette souffrance, à m’en débarrasser. Après avoir vu son égo réduit en miettes, écrire permet de prendre du recul, de réfléchir aux raisons de son échec et, chemin faisant, de lui donner une forme qu’on sera plus à même de comprendre : c’est en écrivant qu’il m’est venu certaines explications à ce que j’avais vécu ; que je suis parvenu à remonter le fil des événements jusqu’à toucher du doigt un élément d’apparence anodin mais qui allait déclencher quelques minutes, parfois quelques jours plus tard une autre situation de crise dont j’allais sortir comme essoré. Écrire n’est pas seulement thérapeutique ; quand on enseigne, c’est aussi pédagogique. Il faut le voir pour le croire, car les enseignants n’ont parfois plus l’habitude d’apprendre, pas même d’eux-mêmes.
Ce que l’on écrit, ce sont les histoires, c’est ce qu’on trouve dans les livres, des histoires. Écrire le travail, écrire l’enseignement, c’est de fait le narrativiser, lui donner une structure ; le travail de la langue donne aux événements une cohérence ; inconsciemment, on a fait une histoire d’une heure de cours ; voici que c’est subitement plus facile à lire, à comprendre. Il existe en permanence dans une salle de classe des centaines d’histoires qui cohabitent, certaines ne durent qu’une seconde, d’autres des années, tout cela se télescope, on n’en captera jamais qu’une infime partie. Parfois, elles s’ignorent elles-mêmes et, comme les électrons, ne deviennent des histoires que dès lors qu’on les mesure. Il faut affuter son regard mais, ça aussi, c’est du travail.
Toutes ces histoires que l’enseignement nous donne à voir, si l’on se pique de les collecter, elles vous donnent des bibliothèques entières ; certaines sont amusantes, certaines le sont moins, et d’autres encore vous emplissent de chagrin, à tel point qu’il redevient nécessaire d’écrire, pour de nouveau évacuer la souffrance, même si ce n’est plus la sienne, même si ce n’est plus la mienne : c’est celle dans laquelle on met les pieds sans bien s’en rendre compte quand on débarque dans les collèges publics de l’académie de Créteil, et qu’on se retrouve à partager presque comme pour en avoir un peu moins sur soi.