“De l’incertitude”, par Hisham Matar

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Traduit de l’anglais par Agnès Desarthe

J’ai perdu mon père il y a exactement trente ans et cinquante-quatre jours. C’était un dissident politique libyen vivant en exil au Caire. Un matin, les autorités égyptiennes vinrent l’enlever. Il s’avéra plus tard qu’elles l’avaient remis entre les mains de leurs homologues libyens. Nous ne le revîmes jamais. Je n’ai cessé de chercher sa trace depuis lors et, à ce jour, je ne sais toujours pas quand et comment il fut tué, ni où se trouve sa dépouille. Cela n’a pas fait de moi un expert en incertitude ; qui pourrait prétendre l’être ? Mais c’est à travers cette expérience que je me suis familiarisé avec le fait de ne pas savoir.

J’avais dix-neuf ans quand c’est arrivé et j’étais étudiant à Londres. C’est à cette époque que je contractai une habitude qui ne m’a pas quitté depuis. Je continue de me rendre au musée deux ou trois fois par semaine pour contempler le même tableau durant une demi-heure, et cela chaque semaine, jusqu’à avoir épuisé mon intérêt pour cette œuvre en particulier. Au début, cela prenait entre sept et quinze jours ; à présent cela dure rarement moins de trois mois et il s’écoule parfois une année entière avant que je puisse passer à un autre tableau. Mon choix n’est guidé que par ce qui me captive sur le moment. Ce n’est pas une coïncidence si je me tournai vers l’art visuel au moment précis où naquit en moi la souffrance provoquée par la disparition de mon père. C’est également à cette époque que le lecteur occasionnel que j’étais devint un dévoreur de livres. Et cela aussi – je m’en rends compte à présent – ne fut pas l’effet d’une coïncidence.

L’art a à voir avec l’incertitude. Il occupe l’espace laissé vacant entre le su et l’insu. Il s’incarne dans les contradictions, permet de les suspendre, de mesurer les distances qui les séparent et d’explorer les différences. C’est là son territoire. Il serait faux de prétendre que je trouvais une solution ou ne fût-ce qu’un réconfort dans ces heures de contemplation. Il serait plus juste de dire que j’y puisais de la vitalité. La confrontation avec l’art entamait un peu cet affreux sentiment d’impuissance qui m’envahissait à l’époque. Et c’est pour cette raison que j’évoque tout cela aujourd’hui. La crise du coronavirus a, de la même façon, aggravé en nous le sentiment d’incertitude et d’impuissance. Ainsi nous trouvons-nous littéralement suspendus, et ce lieu d’incertitude où nous résidons aujourd’hui est le seul depuis lequel nous puissions reconsidérer le passé, le présent et le futur. Nous ignorons quand et comment cette crise prendra fin, et nous ne savons pas à quoi ressemblera le monde dans lequel nous nous retrouverons une fois de l’autre côté.

Certaines œuvres de littérature ou d’art, des livres que j’ai lus et des tableaux que j’ai étudiés, ne cessent de me revenir en mémoire ces jours-ci. C’est comme si le temps présent était devenu un conservateur ou un éditeur, seul capable d’établir la sélection de ce qui est pertinent ou pas. Et ce qui me vient à l’esprit, bien souvent, me surprend. Je pense, par exemple à Sasha Jensen, la belle et sincère et tragique héroïne du merveilleux roman de Jean Rhys, Good Morning, Midnight (Bonjour minuit), lorsqu’elle finit par conclure que « La vérité est improbable, la vérité est fantasque, c’est dans ce que l’on croit être un miroir déformant que l’on voit la vérité. »

Tout en étant déroutante, l’incertitude contient souvent en elle-même la promesse d’un éclaircissement. L’idée selon laquelle la crise que nous traversons a mis en lumière les erreurs commises des années durant dans notre façon de vivre est largement partagée et percutante. Peut-être est-elle juste, mais il se peut fort qu’elle soit un effet secondaire des incertitudes dont nous souffrons à l’instant. Cette crise nous invite à penser, comme on le fait au sortir d’un songe, que le présent nous montre la voie de la raison et de la vérité et que ce qui le sépare du passé n’est pas seulement de l’ordre du temporel, mais aussi du cognitif. Il semble, comme c’est le cas dans une révolution, que cette crise inspire en nous la croyance que plus rien ne sera comme avant. Elle rend évident le fait que la façon dont nous avons organisé nos villes, notre commerce et nos vies personnelles n’est plus défendable. C’est comme si nous prenions part à une nouvelle expérience de vie. L’incertitude a également la capacité d’éveiller en nous le besoin de certitude. C’est en partie la raison pour laquelle des individus d’obédiences diverses ont aujourd’hui tendance à affirmer avec insistance que la crise actuelle confirme qu’ils étaient dans le vrai depuis le début. Il y a beaucoup de choses que nous devrions modifier dans notre mode de vie. Et peut-être cette crise aura-t-elle le mérite de nous aider à nous préparer au danger plus vaste encore et plus existentiel que représente le désastre écologique.

Le portrait de Juan de Pareja peint par Diego Velasquez en 1650, est l’un des tableaux qui est venu me visiter ces derniers temps. Juan de Pareja était un esclave maure, acheté ou hérité par Velasquez. Les deux hommes étaient apparemment devenus amis, du moins autant qu’il était possible de l’être dans les conditions de leur association. Juan de Pareja était lui-même peintre et assista Velasquez durant de nombreuses années avant que ce dernier ne lui accorde sa liberté. Et sur cette toile, nous découvrons de Pareja, adressant un regard à son patron, son maître et ami, avec la contenance empreinte de fierté d’un égal, juste avant qu’il ne devienne un homme libre. Il s’agit bel et bien d’une confrontation. A partir de là, j’imagine le corps de de Pareja, sec et nerveux, prêt pour l’action. C’est le genre d’homme prompt à voir venir et à prêter main forte. Un homme qu’il est bon de connaître. Un homme qu’il est bon d’avoir dans son entourage. C’est ce que Velasquez semble penser, lui aussi. Son admiration est claire, mais elle n’est pas sans sinuosités. Et de Pareja semble résister à la réduction et à la simplification. C’est comme si Velasquez, à travers ce portrait, affrontait le fait que de Pareja n’était pas destiné à être un esclave, mais un homme à part entière. Et lorsque je regarde ce tableau, que je ne puis contempler qu’en reproduction sur le Net, j’en suis amené à penser que l’art n’est pas une technique, mais un symptôme et une révélation. Il ne nous parle pas seulement de ce qui est vrai, mais de ce qui est en germe. Et dans la période que nous vivons, il a le pouvoir de nous éclairer grâce aux liens particuliers qu’il entretient avec l’imprévu.

Copyright © Hisham Matar 2020

I lost my father exactly thirty years and fifty-four days ago. He was a Libyan political dissident living in exile in Cairo. One day the Egyptian authorities came and took him away. It turned out later that they handed him over to their Libyan counterparts. We never saw him again. I have searched for him all this time and still do not know when and how he was killed, or where his remains might be. This has not made me an expert in uncertainty; no one can be. But it is my acquaintanceship with not knowing. 

I was nineteen when this happened and a student in London. It was then that I started what has become a lifelong habit. I continue to visit the museum two or three times a week to stand in front of the same painting for about half an hour, and do this every week until I exhaust my interest in that particular picture. In the beginning, this used to take about a week or two; now, it is rarely less than three months and sometimes well over a year before I can move on. My choice is governed only by what interests me at that time. It is no coincidence, I think, that the moment I suffered my father’s disappearance, I sought the company of visual art. It was around that time too that I turned from a casual reader to a voracious one. And that too, now it appears to me, was not coincidental either.  

Art is interested in uncertainty. It occupies the gap between knowing and not knowing. It inhabits contradictions, suspending them, measuring the distances between them, exploring the discrepancies. This is its territory. And it is not that I sought or found resolution or even comfort in this. It was more that I found vitality. It undercut a little that horrible sense of impotence that I felt at that time. And this is why I mention all of this here. The coronavirus crisis too has aggravated in us feelings of uncertainty and impotence. Here we find ourselves, literally suspended, and it is the only place we have from which to reconsider the past, present and future. We do not know how or when this crisis will end, and we are not sure what world we will find on the other side of it.

Certain works of literature and art, books I have read and paintings I have studied, keep coming to me during these days. It is as though the present has become a curator or an editor, selecting what might be relevant. And what comes is often surprising. I keep thinking, for example, of Sasha Jensen, the beautiful and honest and tragic heroin of Jean Rhys’s brilliant novel, Good Morning, Midnight, when she surrenders to the conclusion that, ‘The truth is improbable, the truth is fantastic; it’s in what you think is a distorting mirror that you see the truth.’ 

As well as being bewildering, uncertainty often contains within it the promise of clarity. The claim that the present crisis has illuminated the error of our ways is widely shared and compelling. It may be true, but it may also be a side effect of the uncertainties we are suffering right now. This crisis invites us into thinking, like a person who has woken up from a dream, that the present is sober and true, and that the division between it and the past is not merely temporal, but cognitive. It seems, like a revolution, to inspire in us the belief that nothing will be the same again. And it makes how we have organised our cities and commerce and personal lives no longer sustainable. It is as though we are involved in a new experiment in living. Uncertainty also excites in us the need for certitude. This is partly why people of various persuasions are given to insisting that the present crisis confirms that they were right all along. There is much that we should change about the way we live. And perhaps this crisis will help us prepare for the larger and more existential danger of environmental disaster. 

Diego Velázquez 1650 Portrait of Juan de Pareja, is one of the paintings that has been on my mind these days. Juan de Pareja was a Moor and a slave, bought or inherited by Velázquez. The two men had obviously become friends, or as much as that is possible under the conditions of their association. Juan de Pareja was a painter in his own right and assisted Velázquez for many years before the Spanish master granted him his liberty. And here we find de Pareja looking back at his boss and master and friend with the proud continence of an equal, just before he was to become a free man. This is a confrontation. From it, I imagine de Pareja’s body to be short, tightly knit, ready for action. He is the sort who would be the first to see it coming and the first to lend a hand. A good man to know. A good man to have around. And this seems to be what Velázquez thinks too. His admiration is clear, but is not straightforward. And de Pareja appears to resist reduction and resist oversimplification. It’s as though Velázquez is here contending with the fact that de Pareja was not made to be a slave, but a man. And looking at the picture now in the reproductions I can find online, it makes me think that art is not technique but a symptom and a revelation. That it is about what is true but also about what is contingent. That, just as the present moment, it can enliven us with its particular contingency. 

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