Des étudiants proposent leurs critiques de livres des auteurs invités des AIR 2020. Découvrez la critique de Croire aux fauves de Nastassja Martin (Verticales, 2019) par Alison Colin, étudiante à l’Université Lumière Lyon 2.
Nastassja Martin est une anthropologue spécialiste des populations arctiques. Elle s’intéresse à la notion d’animisme dans ces peuples au plus proche des animaux jusqu’au jour où elle devient le sujet des histoires qu’elle retranscrit : elle rencontre, lors d’une étreinte féroce, un ours dans les montagnes du Kamtchatka.
RÉSUMÉ
Le 25 août 2015, Nastassja courrait presque pour retrouver les bois, après une expédition au plus près des volcans, lorsqu’elle tombe nez à nez avec un ours. Aussi surpris l’un que l’autre, aucun des deux ne prendra la fuite, ils montrent les dents et se battent, s’étreignent dangereusement. L’ours vole à son adversaire une partie d’elle-même : son visage est défiguré, sa mâchoire brisée sous la morsure de l’ours. A partir de ce moment, elle est confrontée aux médecins russes et aux accusations d’espionnage dont l’armée russe la soupçonne : qui survit à l’attaque d’un ours ?
Elle pensait son calvaire terminé lorsque son retour en France a été programmé. Mais ce n’était que le début d’une lutte médicale franco-russe, puis celle entre les hôpitaux français eux-mêmes. Malgré cela, Nastassja se questionne sur la part d’ours en elle et les raisons de sa rencontre avec l’animal. Elle cherche les réponses à ses questions afin d’achever sa reconstruction.
MON AVIS
LE CORPS DEVIENT LE LIEU D’UNE LUTTE HOSPITALIÈRE
Ivan dit qu’il n’y a que les humains pour croire qu’ils font tout bien. Que les humains pour accorder une telle importance à l’image que les autres ont d’eux.
Le corps de Nastassja n’est plus le sien. Il appartient, dès lors qu’il est blessé, aux médecins russes, qui soignent et qui blessent. Ils font avec ce qu’ils ont et ce qu’ils savent. Mais une fois de retour en France, les médecins veulent tout changer, la plaque trop « épaisse » et qui rendrait la rééducation périlleuse. Ils s’acharnent et Nastassja doit prendre des antidouleurs pour la première fois. Elle découvre le système auquel tout bon patient doit se soumettre : « l’échelle de la douleur » et son système bancal. Ils font de la blessure de Nastassja la leur, un sujet d’étude pour les étudiants, un cas à traiter pour une psychologue trop maladroite.
Le corps de Nastassja devient non seulement le lieu de lutte franco-russe et un sujet d’étude, mais il est également le lieu de conflit entre les hôpitaux français. Elle dénonce la « mesquine concurrence entre hôpitaux parisiens (qualifiés « d’usines ») et hôpitaux de province, censés être à taille plus humaine ». La plaque doit être changée, les diagnostiques ne sont pas les mêmes, chacun accuse l’autre d’être en tort. Et Nastassja dans toute cette histoire ? Elle n’est plus que le lieu où se déroule le combat féroce. Elle est ce pays aux frontières fines, dont l’ours a colonisé les territoires par les microbes et sa trace indélébile. Le pays est également envahi par les médecins qui veulent tous y déposer des soldats. Elle doit faire régner l’ordre, et ce n’est pas de tout repos.
TROUVER UN SENS À SON EXPÉRIENCE : LA DÉCOUVERTE DE SOI
Je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage
Le corps n’est pas le seul à souffrir de cette transformation, il faut guérir l’âme. Cette rencontre avec l’ours est à l’origine d’une transformation à la fois physique et psychologique. Le peuple de Tvaïan lui dira qu’elle est maintenant une miedka, une femme à moitié humaine, à moitié ours. Elle cherche alors ce qui a pu la conduire à cette rencontre avec l’ours, sur les hauteurs sans arbres et sans baies. Elle essaie de trouver la signification de cette rencontre, la symbolique qu’il y a et la façon dont elle s’est orchestrée. Mais aucune des symboliques n’est satisfaisante, « Pourquoi dans cette affaire et pour démêler les fils du sens faudrait-il que je rapporte tout à moi-même, à mes actes, à mon désir, à ma pulsion de mort ? ».
La question est bien là : pourquoi serait-elle la cause de cette rencontre ? Comment l’aurait-elle préparée ? Et finalement, qu’est-ce que cette rencontre lui dit d’elle-même ? Au fil de ses recherches pour se reconstruire et comprendre son obsession pour les ours, elle en vient à repenser à elle-même. « Je travaille depuis des années dans un Grand Nord bouleversé par des mutations profondes. Je sais faire avec les métamorphoses, l’explosion, le Kairos, l’événement. Je trouve quoi dire, parce que la situation de crise me paraît toujours bonne à penser ; parce qu’elle recèle la possibilité d’une autre vie, d’un autre monde. Par contre, je n’ai jamais su faire avec l’apaisement ni la stabilité ; le calme n’est pas mon fort. »
Elle se comprend mieux, mais elle comprend surtout que le problème ne vient pas d’elle, contrairement à ce que toutes les analyses (du peuple, d’elle-même et des psychologues) disaient. Son problème est extérieur à elle-même : « Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l’accélération du désastre me pétrifie ? », « Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. […] J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines. »
RACONTER LES PEUPLES
Pourtant, le travail d’anthropologue n’est jamais bien loin du travail littéraire. Ce n’est pas simplement l’histoire d’un événement particulier que Nastassja partage, elle nous raconte le peuple du Kamchatka qu’elle rencontre et qui l’accompagne dans sa transformation, sa métamorphose. Son histoire, ce n’est déjà plus la sienne. Elle appartient au monde du mythe, c’est le conte de Natinska qui cherche celui qu’elle aime, mais il est transformé en ours et elle ne parvient pas à le reconnaître… Elle raconte l’importance du lien avec les animaux, l’animisme de ces peuples du Grand Nord. Les animaux sont présents dans la vie, dans les rêves, dans la culture elle-même et Nastassja en fait l’expérience. Elle raconte aussi la façon de vivre de certains membres du peuple qu’elle rencontre, ses amis, sa nouvelle famille. Ce sont les croyances autour de l’ours, de la miedka, qui est dangereuse pour le peuple, dont on ne doit pas toucher les objets.
Elle dévoile la coexistence entre la bestialité humaine et animale, le travail de chasseur et les difficultés rencontrées lors de la pêche, par exemple. Elle raconte aussi les menaces humaines, dès les premières pages : « Je ne suis pas censée savoir que c’est sur ce pauvre bout de terre qu’ils envoient des bombes chaque semaine depuis Moscou pour mesurer leur portée et atteindre les rives américaines du détroit en cas de guerre ; je ne suis pas non plus censée savoir que tous les indigènes du coin, Evènes, Koriaks, Itelmènes, pour ce qu’il reste d’eux, sont enrôlés ici, parce que sans rennes et sans forêt, l’absurdité devient la norme, et qu’ils en viennent à se battre pour leurs tortionnaires. Sauf que je le sais, depuis le début, parce que c’est mon métier de savoir ces choses-là. »
UN GENRE LITTÉRAIRE DIFFÉRENT
Sa manière d’écrire évolue. Elle ne renonce pas à la forme de l’essai, mais elle doit écrire autrement, peut-être parce qu’écrire c’est aussi témoigner, dire le vrai et exprimer l’indicible. Elle devait écrire ce livre : « Je me dis qu’on ne me croira pas quand je le raconterai, si je sors, si je m’en sors. Je me dis : je l’écrirai quand je pourrai ». Son écriture change en même temps que sa manière de traiter ses notes de terrain. Jusqu’ici, elle avait un carnet diurne, de couleur, pour les notes de terrain et un cahier nocturne, noir, pour tout ce qui portait sur l’intime. Ces deux types de journaux se recoupent dans Croire aux fauves. « Je crois que le cahier noir a coulé dans les carnets de couleur depuis l’ours ; je crois qu’il n’y aura plus de cahier noir ; je crois que ce n’est pas grave. Il y aura une seule et même histoire, polyphonique, celle que nous tissons ensemble, eux et moi, surtout ce qui nous traverse et qui nous constitue. » Ils se disent l’un l’autre d’une manière nouvelle et donnent l’expérience d’un peuple ainsi que celle d’une anthropologue, comme celle que ces collègues peuvent vivre.
Dans ce nouveau cheminement littéraire, elle complète son œuvre. Croire aux fauves n’est pas si différent de son premier écrit Les âmes sauvages. Ils semblent se compléter et l’un entre en résonance avec l’autre. Repensons à cette image de la peau d’ours, la présence de l’animisme, la rencontre avec un peuple où le rêve est important. Croire aux fauves est le versant plus littéraire de son parcours d’anthropologue. Elle crée un livre beaucoup plus accessible et concis pour un large public. Elle vulgarise l’anthropologie sans lui faire perdre son rôle. Par le moyen d’un récit, personnel et public, sans user des recours romanesques, elle expose aux publics la situation d’un peuple et du monde. Son roman devient objet de constatations écologique et engage la responsabilité des hommes.
CITATIONS
Daria, elle aussi, a toujours su. Elle sait qui me visite quand je dors ; je lui raconte au petit matin les ours de ma nuit, familiers, hostiles, drôles, pernicieux, affectueux, inquiétants.
Novembre à Paris, entre pluie et brouillard. L’ours a emporté dans sa gueule un bout de ma mâchoire et deux de mes dents il y a trois mois. La chirurgienne va m’en arracher une troisième. Dent pour dent. Trois. Jamais deux sans trois.
J’ai vu le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux. J’ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me constituer. Ce retrait-là doit aider l’âme à se relever. Parce qu’il faudra bien les construire, ces ponts et portes entre les mondes, parce que renoncer ne fera jamais partie de mon lexique intérieur.
Les jours s’étirent dans le froid, les nuits n’en finissent pas. L’air est givré, figé. Il est temps de partir, mais on tait l’imminence de ce départ. C’est comme ça en forêt : on ne part jamais petit à petit, on ne se prépare pas, on fait comme si rien n’allait jamais changer jusqu’à ce que tout bascule d’un coup. C’est précisément cela, le qui-vive. Profiter de l’immobilité du corps jusqu’à ce qu’il faille bondir, toujours lorsqu’on s’y attend le moins.
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Pour aller plus loin : écoutez la lecture d’un extrait de Croire aux fauvres par Alison Colin.