Conversation avec Mary Dorsan

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Chaque année, des étudiants sont formés à la modération de rencontres littéraires et animent des discussions avec les auteurs invités des AIR dans des médiathèques, librairies et autres lieux partenaires du festival. Nous vous proposons de lire l’entretien que Mary Dorsan, auteure de Rencontrer Darius (P.O.L., 2019) a accordé à Camille Lecoeuche, étudiante à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

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Pour commencer, pourriez-vous vous présenter en quelques mots et nous retracer votre parcours professionnel ? Le métier d’infirmière a-t-il été votre première vocation ?

En quelques mots : la placidité m’est antinomique.
Mon parcours « professionnel » commence par une expérience de bénévolat : neuf mois passés dans une résidence (du secteur associatif) pour personnes atteintes d’un handicap, qu’il soit mental, psychique ou physique ou les trois à la fois. En Angleterre, près de Nottingham. J’ai vingt ans, je travaille comme aide-soignante bénévole. Je n’ai aucune expérience du soin, je n’ai jamais songé à ce secteur auparavant, je souhaite juste faire cette expérience quelques mois, pendant les grandes vacances, prévoyant de reprendre mon cursus universitaire à l’issue de l’été, retourner à mes études (double DEUG de lettres modernes et d’anglais). Mais contre toute attente, je reste ! Ensuite je voyage, travaille neuf mois en Grèce dans l’industrie du tourisme. Et puis je rentre en Angleterre, pas en France. Je deviens aide-soignante dans une maison de retraite pour prêtres et nonnes. Je quitte ce poste pour un nouveau voyage (court, au Portugal), puis une nouvelle expérience de bénévolat (cinq mois, à Londres). Enfin, après beaucoup d’hésitations, je me décide à entreprendre la formation d’infirmière psychiatrique à Londres. Je me marie. Je travaille. Je rentre en France. Où mon diplôme n’est pas reconnu : on vient de supprimer la spécialité d’infirmière psychiatrique. Longue bataille administrative pour obtenir l’équivalence : quatre ans. À l’issue desquels j’intègre une unité de soins palliatifs. Restructuration des hôpitaux, le service ferme, je mute, me retrouve en pédopsychiatrie, cinq ans, où j’écris Le présent infini s’arrête. Ça passe mal, je dois muter. Je fais un court passage dans un service intra, de psychiatrie adulte aiguë, avant de rejoindre un hôpital de jour de secteur. J’écris Une passion pour le Y et Rencontrer Darius.
Le métier d’infirmière n’est pas une vocation pour moi ! C’est devenu un combat !

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Dans Rencontrez Darius vous mettez en scène Pauline, infirmière au sein d’un établissement psychiatrique, confrontée à Darius, meurtrier déclaré irresponsable pénalement en raison de ses troubles psychologiques. Infirmière en psychiatrie vous aussi, le lecteur peut être rapidement tenté de vous identifier à votre personnage et d’y voir un récit autobiographique, quelle part le réel occupe-t-il dans ce récit? Pourquoi avoir choisi la fiction comme moyen d’expression ?

Il y a une grande part autobiographique dans ce roman. Mais c’est un roman parce qu’il y a ré-agencement, invention, transformation, anonymisation. Il subsiste cependant une grand part de réel dans ce texte : la rencontre entre un meurtrier déclaré irresponsable pénalement et moi a existé. Existe toujours. Je mets en scène une alter ego parce qu’écrire à la première personne du singulier m’était impossible quand j’ai entrepris ce récit. Je craignais justement de me confondre avec un personnage de papier. L’écart qu’offre la troisième personne du singulier m’était nécessaire. J’écris aussi pour réfléchir à ce qui m’arrive. L’écriture est à la fois une introspection, une manière d’examiner mon métier, de mieux l’exercer et de témoigner de celui-ci. Et plus largement du monde dans lequel nous vivons. Choisir la fiction, c’est choisir la liberté. Tout en collant parfois au réel ! Peut-être que la fiction permet de se rapprocher au plus près d’une expérience qui sinon serait insoutenable… Le lecteur peut m’identifier à Pauline, ce n’est pas un problème, le lecteur est libre aussi…

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En suivant le quotidien de Pauline on se rend compte de la dureté de ce métier qui demande parfois d’accepter le fait de soigner des meurtriers. De quelle manière l’acceptez-vous ? En identifiant la maladie comme véritable auteure du crime ?

C’est bien le « but » de ce livre : décrire la dureté du métier, sa complexité, l’engagement qu’il nécessite. L’effort de réflexion aussi. Comment il peut nous changer.
J’accepte de soigner des meurtriers en précisant que dans mon service, ils sont deux « dans la vraie vie » et il y a aussi ceux qui ont tenté de commettre un homicide mais qui ont échoué à la mise en œuvre de l’acte : ils sont encore trois autres dans ce cas de figure. Je l’accepte pour de nombreuses raisons. D’abord, il n’est pas question pour moi de choisir entre un bon patient et un mauvais patient. Il s’agit de soigner toute personne qui a besoin de soins. D’autre part, ces patients sont des personnes tourmentées. Tourmentées par la persécution, la paranoïa, la méfiance. Et selon l’efficacité des traitements médicamenteux : par le délire, par des hallucinations, par des angoisses innommables. On ne peut pas les laisser ainsi, seuls.
Ensuite, je me dis que j’ai eu de la chance, mais que j’aurais pu être l’un d’eux. J’aurais pu naître dans un autre milieu. Ça n’a pas été le cas, c’est une chance.
Et ceci : je me rappelle que la maladie a transformé le « destin », la vie de ces hommes. L’a irrémédiablement abîmée. C’est terrible.

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Votre livre nous présente la réinsertion de Darius comme compromise, les réinsertions réussies sont-elles nombreuses ? Font-elles partie de ce qui vous motive à continuer dans la psychiatrie ou trouvez-vous votre motivation autre part ?

La réinsertion connait des limites ! Inhérentes à la structure psychique de ces hommes, inhérentes aux possibilités offertes par notre société préoccupée, soucieuse de sécurité, d’efficacité et de rendement au travail, de restrictions budgétaires en ce qui concerne la sphère sociale comme sur la question du logement : quelle responsabilité pour le bailleur avec un patient meurtrier ? Cette question de la responsabilité (juridique) est constamment rappelée au psychiatre référent, aux équipes soignantes. Par nos divers interlocuteurs, que ce soit l’hôpital lui-même, ou le préfet (qui signe les programmes de soins), ou les foyers médico-sociaux, les ESAT (établissements de services d’aide par le travail).
Les réinsertions sont possibles, mais modestes souvent, elles sont plus nombreuses pour ceux qui n’ont pas tué. La réinsertion n’est pas du tout ce qui me motive dans mon travail. Les patients auprès desquels je travaille sont assaillis de nombreux symptômes psychiques invalidants et ont besoin d’abord d’une écoute attentive, d’une écoute qui n’est pas trop habitée d’angoisse tellement nos patients peuvent être déroutants, perturbés etc… c’est cet espace-là qui m’intéresse le plus… je crois… accueillir l’impossible à accueillir… parfois il y a de ça… il y a du masochisme là-dedans (malheureusement)… les patients aussi ont une parole vraie et forte qui porte… souvent débarrassée des apprêts de la sociabilité… cela aussi m’intéresse…

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Vous est-il difficile, comme à votre personnage, de ne plus penser à vos patients lorsque vous rentrez chez vous le soir?

Oui ! C’est un travail envahissant ! Certains patients n’ont que les soignants auxquels parler en profondeur de leurs troubles : leurs maladies les isolent, amis ou entourage ne pouvant plus supporter leur angoisse, noirceur, pessimisme, persécution, comportement, habitudes etc… Il est important de préciser que je travaille avec des patients gravement malades avec des formes sévères de la maladie. C’est un lieu très spécifique à la « patientèle » très spécifique.
Heureusement, il y a mon mari, mon fils, mon chat, la lecture, l’écriture, le vélo etc… il y avait aussi notre lapin nain mais il est mort à 13 ans et demi pendant le confinement !

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Que ressentez-vous pour vos patients ? Vous est-il arrivé d’en avoir peur, comme Pauline ? De vous sentir en insécurité?

Pour certains patients, je ressens quelque chose comme de l’amitié ! Certains me mettent de bonne humeur, me font rire, m’aident à réfléchir, ouvrent des perspectives inattendues. Certains m’épatent : ils font face héroïquement à des pensées atroces, à des émotions puissantes. Il m’arrive aussi de me sentir irritée, exaspérée, découragée, hostile. Il m’arrive de me sentir désespérée. Il m’est souvent arrivé de pleurer pour des patients. Et oui, j’ai eu peur comme Pauline. Oui, je me suis déjà sentie en insécurité, ça arrive assez souvent, heureusement pas tout le temps ni de façon continue sinon ce serait insupportable. Je suis rassurée par la présence de l’équipe, son travail de pensée et de parole qui, souvent, prévient le danger. Je sais que je peux compter sur mes collègues. Tout le temps.

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Les quelques phrases en langue anglaise glissées dans votre roman et les origines de vos personnages viennent lier votre récit à l’Angleterre. Et vous, quels liens entretenez-vous avec ce pays ?

L’Anglais est ma langue maternelle. Ma mère est Anglaise, mon père est naturalisé Britannique, mon mari a aussi obtenu la nationalité Britannique. À la maison encore maintenant, nous parlons anglais, mon mari, mon fils et moi. Il y a du Franglais aussi ! Cependant j’ai grandi en France. Etudié jusqu’à l’université en France et puis j’ai quitté la France, je me suis séparée d’elle, je me suis installée en Angleterre. Où je me suis formée. Que j’ai ensuite quittée pour revenir en France ! Les processus de rapprochement-éloignement doivent avoir une importance pour moi, je dois rejouer quelque chose là… Être ni à un endroit ni dans un autre… Être un peu ailleurs… à cheval entre plusieurs lieux… effectuer des allers-retours… Préférer une certaine instabilité à une certaine fixité (illusoire)… Échapper au mensonge… Appartenir ni à un pays ni tout à fait à un autre… Chercher la liberté mais dans la langue… Qu’elle ne soit jamais définitive… que son origine soit diverse… Voilà des pistes de compréhension de mon rapport à l’Angleterre dans mes textes !
Faire l’expérience du très près, du trop près et s’éloigner lentement… ou très vite… géographiquement, linguistiquement comme dans la surface ou l’intime de la relation…

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Votre métier d’infirmière se concilie-t-il avec celui d’écrivain ? Au sein du roman vous dénoncez notamment le manque de moyens, l’informatisation sans formation des soignants à leurs nouveaux outils, les fermetures de lits et la mauvaise gestion des deniers publics, comment les membres de votre milieu professionnel accueillent-ils vos critiques ?

La réponse à la première question n’est pas définitive ! Pour l’instant ça se concilie, il y a des moments où cela était plus incertain ! L’écriture me permet de continuer à être infirmière, me soutient…
Je pense refléter les critiques que d’autres soignants expriment plus discrètement ou taisent…
Tout le monde n’est pas militant !
Quoique la période actuelle, je parle même de la période avant la pandémie, l’année précédant celle-ci, a vu naître des collectifs qui se sont constitués pour défendre l’hôpital public, pour protester contre la marchandisation des soins (comme le Collectif Inter Hôpitaux et le Collectif Inter Urgence ou encore Le Printemps de la Psychiatrie) …
Je ne suis pas seule du tout même si j’ai choisi l’écriture comme moyen…
Je pourrais cependant ajouter que ce sont surtout des hommes qui s’expriment publiquement… même dans le milieu du soin, de l’hôpital…

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Par un coup du sort ces problèmes se retrouvent aujourd’hui au cœur de l’actualité avec le coronavirus ; comment cette crise sanitaire a-t-elle été gérée du côté des hôpitaux psychiatriques ? Pensez-vous, de manière générale, qu’elle amènera des changements?

Pour ma part, j’exerce mon métier dans un hôpital de jour de secteur. Là le soin repose essentiellement sur des activités groupales pour « resocialiser » les patients. Dans le contexte d’une forte contagion du coronavirus, de sa présence dans les postillons, de la nécessité d’une distanciation physique importante et constante, les activités thérapeutiques de groupe ont dû s’arrêter ! Du moins dans les premières semaines…
Nos locaux sont exigus : il a fallu réduire le nombre de patients accueillis en même temps dans une pièce… le nombre de soignants présents sur l’unité aussi a été réduit… le télétravail s’est développé… (dans la limite des équipements disponibles au domicile de chacun et au type de travail à effectuer : une injection ne peut pas se faire au téléphone ou via Zoom !) …
De nombreux patients pouvaient être considérés comme vulnérables, ils sont sujets aux comorbidités, devaient pour certains prendre les transports en commun pour se rendre à l’HDJ : les trajets pouvant constituer un risque d’exposition, la fréquence de leurs venues a été réduite. Certains ont été « autorisés » à ne plus venir, d’autres à venir moins, un jour sur deux ou une fois par semaine seulement.
Les visites à domiciles ont été réduites… voire supprimées…
En intra, des unités Covid ont été ouvertes : elles sont en train de fermer…
Il n’y avait pas assez de masques pour les soignants. Il n’y avait pas assez de masques pour les patients.
Des hospitaliers (infirmiers et autres) ont été autorisés à rester chez eux pour garder leurs enfants ou ne pas exposer un enfant ou un conjoint malade ou vulnérable (atteint de comorbidités graves). Je suis dans ce dernier cas. Parce que les solutions de logements ne se sont pas toujours concrétisées pour les soignants susceptibles d’infecter leurs proches pour qu’ils puissent continuer à exercer leur métier… il y avait pourtant eu des promesses… il me semble en avoir entendues…

De manière générale, la crise amènera-t-elle des changements ? Sans doute, mais lesquels ?! L’hôpital public est soumis à des restrictions budgétaires importantes depuis de nombreuses années : la situation va-t-elle s’inverser ? Je n’en sais rien. L’État dépense « coûte que coûte » pour soutenir toutes sortes de secteurs… on peut s’attendre à des faillites…à du chômage… à de la pauvreté… Est-ce que dans ce contexte les budgets pour les hôpitaux augmenteront, rien n’est moins sûr…
Il s’agit de rappeler que la raison pour laquelle nous avons été confinés est l’impréparation de l’État face à une pandémie pourtant anticipée par les chercheurs : il n’y avait pas assez de masques pour la population dans son ensemble, pas assez de lits dans les hôpitaux, pas assez de moyens humains pour soigner, pour étudier finement la propagation du virus et briser les chaines de contamination…


Il serait utile que la prévention prenne une place plus importante autant dans le champ social que sanitaire… Quelle évidence ! Quelle platitude !
On doit reconnaître la valeur humaine et sociale de nombreux métiers… quelle évidence, quelle platitude… et pourtant… va-t-on continuer à fermer les yeux…
On doit reconnaître la valeur du soin : obtenir des augmentations de salaire pour les personnels hospitaliers, les personnels en EHPAD, les aides à domiciles, infirmières, aides-soignantes et autres professionnels de santé (éducateurs spécialisés etc…). Le public a été amené à voir qu’ils prennent des risques pour eux-mêmes, pour la santé de leur proche simplement dans l’exercice de leur métier : pour soigner, accompagner, sauver des vies, ils doivent parfois mettre la leur en danger, et mettre en danger ceux qu’ils aiment…
Est-ce que cela attirera plus de candidatures pour les métiers du soin ? Pas sûr…

L’héroïsation des soignants me parait une facilité de pensée qui dédouane trop vite et à peu de frais ceux qui ne se salissent pas les mains… Les applaudissements aux fenêtres me font horreur…
Il y aura d’autres crises et les habitudes sont difficiles à changer alors, pour l’avenir, je ne sais pas. Depuis longtemps, depuis des décennies, on sait que l’on abîme la planète, pourtant on continue dans la même voie…
Et puis on oublie, on ne veut pas souffrir, on ne veut pas se laisser abattre, on veut profiter de la vie, on veut penser positif, voyager, s’amuser, consommer…
L’année dernière, on manifestait : la police gazait, lançait des LBD. Cette année, certains ont été convoqués au commissariat pour des banderoles, des slogans, pour des mots… Vive l’optimisme !
On s’interroge sur ce temps d’incertitude… mais qui s’interroge ? Des populations entières vivent déjà des périodes incertaines : malades, chômeurs, pauvres, migrants, peuples écrasés, peuples en guerre, peuples affamés…
Sommes-nous prêts à des remises en question radicales ?