“Au plus proche de nous”, Marie-Hélène Bacqué

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Voilà maintenant plus de 6 semaines que je suis confinée et que mes relations aux autres sont filtrées par des écrans et des écouteurs. J’ai reçu ce matin un email d’un ami sud-africain qui vient de terminer la lecture de Retour à Roissy. Il a aussi lu un article dans le New-York Times sur la crise sanitaire et sociale dans les banlieues françaises et il me demande des nouvelles. Est-il vrai qu’on a faim dans certains quartiers ? Y aurait-il des risques d’émeutes ?

 Il y a trois ans, je me préparais à partir, sac au dos, le long de la ligne B du RER, en compagnie du photographe André Mérian, pour aller voir « la vraie vie », selon l’expression de François Maspero. Aujourd’hui, de mon appartement parisien, à quelques centaines de mètres à peine du périphérique, les murs symboliques et sociaux qui séparent Paris de cette « vraie vie » me semblent plus présents que jamais, plus violents que jamais. Dans les moments de liberté que me laissent la « continuité pédagogique» et son cortège de bureaucratie universitaire, je passe des coups de téléphone, j’envoie des messages par Whatsapp, comme ils me l’ont appris, aux jeunes de quartiers populaires avec lesquels nous terminons une recherche participative. Louisa me montre ce qu’elle voit de sa fenêtre au 5eme étage : espaces vides et morts dans sa cité d’Aubervilliers, trois quatre jeunes en bas des escaliers, qui pourraient faire la une des médias. 

En entreprenant ce voyage en banlieue parisienne, je cherchais une autre voie que celle des travaux académiques pour raconter ces vies invisibles ou déformées. Je ne savais pas vraiment laquelle, ni pourquoi. Envie d’expérimenter un autre rapport à la réalité, par la temporalité du voyage qui ouvre une grande liberté et construit son propre rythme : des rencontres rapides, impromptues, saisies au vol, quelques retrouvailles d’amis auxquelles le statut de visiteur imprévu donne un relief particulier. Cette fois, je partais sans hypothèses, sans protocoles de recherche, sans souci de représentativité ou d’objectivité, avec mon bagage d’universitaire certes et ma manie de prendre des notes sur de petits carnets.

« Que veux-tu montrer ? »  m’a-t-on souvent demandé avant. Et après. « Que ressort-il de ce voyage ? Qu’as-tu vu de surprenant ? Qu’as-tu appris ?» Je n’avais rien d’exceptionnel à révéler ; je voulais explorer l’ordinaire. Le statut de voyageur m’y a aidé en décalant mon regard. 

Première rencontre à l’aéroport de Roissy, le jour du départ, trajectoire des avions dans le ciel bleu, herbe verte, autoroutes… presqu’une photo de publicité. Sur un talus, un ouvrier tond la pelouse et aspire l’herbe coupée. Un ouvrier noir, dans ce décor de magazine de compagnie aérienne, le personnage habituellement absent des photos mais qui, tous les matins, astique le paysage pour les voyageurs pressés vers leur hôtel ou leur avion, qui eux, ne le voient pas. Avec un sourire mi-interrogateur mi-narquois, il accepte d’être photographié, mais il nous fait comprendre qu’il n’a pas le temps de parler et il reprend son travail dans le vrombissement sourd de sa machine. Cet ouvrier noir, qui sans doute rentre le soir chez lui en empruntant la sortie de service de la gare RER, fait partie de ces travailleurs, livreurs, employés de service, caissières, qu’une partie la France découvre aujourd’hui parce qu’elle en dépend et parce qu’ils sont enfin visibles dans un moment où d’autres sont confinés. 

Pour faire entendre ces voix sans parler à leur place, faire entrevoir ces paysages parcellisés, il m’a fallu passer par un récit à la première personne, chose rare dans les sciences sociales, sauf chez les anthropologues. L’écrire m’a procuré l’inconfort et le plaisir de franchir les limites de la forme académique que je pratique habituellement et de braconner entre sociologie, journalisme et narration. Le plaisir de jouer autrement, plus librement avec les mots pour laisser émerger les détails, les sensations. Rendre compte d’une réalité diffractée, impliquait d’accepter les blancs, les collages improbables, reliés par le seul fil de ce récit. Les photographies d’André Mérian m’y ont aidé. Elles ont suivi leur propre chemin rencontrant ou tournant le dos au mien, ouvrant un horizon imaginaire par l’image car, finalement, faire récit de l’ordinaire, c’est ouvrir les portes de l’imaginaire.