De quelle génération êtes-vous ? De quelle génération vous sentez-vous ? Et qu’est-ce qui parle à travers vous ?
Je ne sais pas comment on peut répondre à la question de quelle génération on est. On est de la génération de ses illusions d’abord, c’est-à-dire ce à quoi on a cru, quand on était beaucoup plus jeune. Moi je suis peut-être d’une génération qu’on intercale entre les générations qui mon précédées automatiquement celles qui ont cru au socialisme algérien, les générations qui ont connu la colonisation et la décolonisation immédiate et la génération suivante, celle qui a été soumise, qui a été victime, qui a été séduite par l’islamisme, par le conservatisme, par le populisme ambiant en Algérie maintenant. Donc je suis un petit peu entre les deux, je fais partie de la génération d’indépendance, je suis né en 1970, donc dans les années 80, j’avais 10 ans et je n’avais pas de conscience politique. Malheureusement, cette conscience politique est arrivée avec une dépossession majeure, c’était la guerre civile en Algérie de 1990 jusqu’aux années 2000, qui m’a volé les plus belles années de ma vie parce qu’on ne peut pas avoir 23 ans deux fois dans la vie et donc je suis de cette génération du désenchantement algérien, de la fin du socialisme, des pénuries, en même temps de la réussite plus ou moins de l’école, du développement en Algérie, je suis de la génération qui a 20 ans quand l’islamisme est né en Algérie, j’ai eu 22 ans quand il y eu les premiers massacres de masse, qui a connu les bombes, qui a connu la deuxième guerre d’Algérie, donc je ne sais pas comment me définir, une génération intercalée entre deux grandes désillusions et deux grandes illusions peut-être […].
Est-ce qu’on peut revenir sur cette question de l’illusion et des illusions qui ont accompagné, porté certains d’entre eux et dont vous semblez aujourd’hui faire la critique ou au moins vous distancier ?
Chaque génération est mandatée de faire quelque chose, je fais partie de la génération qui a été mandatée pour incarner la réussite des parents, pour incarner le dépassement des privations qu’ont endurées nos parents. Quelles étaient les illusions de l’Algérie de l’époque ? Peut-être être un pays en développement, être un pays indépendant, être un pays libre […] Je ne sais même pas s’il est possible de revenir sur ces illusions de cette époque-là. Peut-être parce qu’elles ont été ridicules, comme tout âge qu’on dépasse, ou parce qu’elles ont été féroce, elles ont été sanguinaire aussi […]. Je crois ce qui m’a préservé le plus durant cette période-là, c’est la littérature […]. C’est ce qui m’a permis de découvrir ce que j’appelle les deux grands A de la vie, l’ailleurs et l’autre, j’ai découvert que le reste du monde existait, que l’autre existait. C’était la littérature qui m’a préservé de cette douloureuse désillusion de cette période-là, la littérature et tout ce qui tourne autour, l’image, l’art, la calligraphie, la métaphysique, la philosophie…
Est-ce que vous pouvez nous parler de quelques lectures qui étaient les vôtres à l’époque quand vous dites la littérature peut sauver ou donner d’autres cadres ?
Le cadre : D’abord, je ne suis pas un enfant d’une bibliothèque bien rangée. Je ne suis pas né dans un pays où on pouvait accéder aux livres facilement […]. Les derniers nouveautés n’existaient pas […]. Donc mes lectures étaient sauvages, mes lectures étaient chaotiques. Je lisais des moitiés de livres, je lisais des quarts de livres. Je lisais des livres que je n’aimais pas mais que je devais lire parce que on me les a offerts, mais je crois que ça, c’est universel. Je lisais des classiques. Je lisais des tomes 2 amputés des tomes 1 qui viendront 20 ans plus tard. Donc la littérature en elle-même, je l’ai essentialisée, j’en ai fait quelque chose de plus religieux, je lisais ce que je pouvais. C’est une des questions qui sont le plus souvent posées : Quels sont les écrivains qui vous ont marqués ? C’est magnifique, c’est là où on a le droit de mentir, mentir d’une manière très intelligente, très savante parce que cette liste, elle change quand vous avez 20 ans, 30 ans, 40 ans etc. […] On avance dans la vie plutôt par sauts que par continuité. Il y a des romans qui m’ont marqué, des phrases de romans qui m’ont marqué, il y a des titres de romans que je n’ai pas lus et qui m’ont marqué, ça va dans tous les sens. […] L’auteur est pour moi accessoire ; ce qui est important, c’est le livre. […] Ce qui m’a le plus marqué, c’est que j’ai lu un livre de mythologie à l’âge de dix ans, c’est essentiel. […] Je crois que fréquenter les dieux très tôt c’est bon. Cette suspension du bien et du mal qui est réservée généralement aux livres religieux orthodoxe, il y a le bien et le mal ; la mythologie non, les dieux, on ne sait pas. Il y a l’inceste, il y a le rapt, il y a le mensonge, il y a l’avidité, la cupidité, il y a tout. […] J’ai commencé par ça [des livres de mythologie grecque, égyptienne, perse] et je crois que c’était une forme de délivrance, d’apprentissage et d’initiation au foisonnement, à la liberté, à la contradiction et puis ça m’a préservé du manichéisme du bien et du mal. […] Le deuxième acte pour moi c’était la science-fiction […]. La science-fiction a libéré l’espace pour moi, elle a libéré l’imaginaire, c’est-à-dire je pouvais regarder les étoiles en me disant elles peuvent m’appartenir, elles n’appartiennent pas qu’à Dieu, c’est-à-dire il y a une possibilité d’énigme, une possibilité de mystère. Ce n’était pas possible de loger le mystère sur terre en Algérie parce que la terre appartenait aux morts, aux martyres et aux plus puissants mais je pouvais regarder le ciel et rêver. La science-fiction était une littérature totalement subversive dans un environnement où le ciel est totalement cadenassé par le religieux. C’était essentiel d’ouvrir le ciel, de restituer le mystère. J’avais besoin d’inconnu. […] On a besoin d’inexplicable plutôt que d’explications. On a besoin de questions plutôt que de réponses. On a besoin de mystère plutôt que de clarté. C’est ce qui nous aide à vivre, c’est la possibilité qu’il n’y a pas de réponse parce que les réponses sont désastreuses.
Quel effet vous ont fait les photos de Raymond Depardon ?
Il est difficile de parler de l’Algérie, de la filmer parce que c’est un pays anachronique, c’est-à-dire une latence entre ce que l’on croit et ce qu’il est. C’est un pays souvenir. On ne va jamais pour la première fois en Algérie même si on n’y est pas né. On y va toujours avec l’idée de ce qu’on a entendu. C’est un pays anachronique vis-à-vis de la France. C’est un pays totalement enveloppé par le discours surpolitique : Quand on parle d’Algérie, on parle soit de l’Histoire soit de ruptures politiques ; l’être humain est accessoire quelque part. Sa complexité est réduite à rien ; c’est soit une victime de la France soit une victime de l’ennui après la France. On s’intéresse à ce pays-là dans une sorte de fausse proximité. […] Je n’ai pris conscience de cette fausse proximité qu’après avoir voyagé, c’est-à-dire après avoir découvert en tant qu’Algérien que le reste du monde n’est pas la France. […] J’ai découvert d’abord que le reste du monde existait et qu’il n’était pas la France et que le reste du monde ne connaissait rien de l’Algérie. Donc il fallait que je raconte une autre histoire, mon histoire. […] On parle de l’Algérie à travers ses ruptures politiques, ses exilés, ses répressions, son actualité. C’est un objet journalistique, ce n’est pas un objet vivant. Ou bien, on parle de l’Algérie quand il y a un discours sur l’Histoire en France […]. Je ne comprends pas pourquoi on ne m’interroge pas sur la vie et pourquoi on m’interroge comme si j’étais un témoin [de la guerre] ce que j’appelle la victime perpétuelle. On est congelé en tant qu’être vivant hors de cette complexité, c’est-à-dire congelé dans la simplification et dans la remémoration. Qu’est-ce que vous pensez de la guerre d’Algérie ? Je ne l’ai pas faite. Je ne suis pas mandaté pour la raconter ni pour la perpétuer. C’est un fait, c’est un fait douloureux pour la génération qui m’a précédé. […] Les gens sont morts pour que je puisse être libre, pas pour que je puisse rejouer le mort comme eux. […] C’est une phrase violente mais je la répète souvent en Algérie : Les gens sont morts pour que je puisse danser, pour que je puisse rire, pour que je puisse les oublier. C’est le plus bel hommage. […] C’est un pays de la réversibilité, c’est un pays où le temps remonte. Tout ce qu’on fait, c’est se souvenir, souvenir, souvenir. […]
[Quand] j’ai reçu un e-mail de Depardon […], ma première réaction [était que] j’ai refusé parce que je n’aime pas être convoqué sur le sujet de la mémoire, c’est une façon de nier ma propre vie. […] Mais sachant que Depardon est un photographe de l’instant et du vif, ça interpelle, donc j’ai accepté d’en discuter. […] Ce qui m’a frappé, c’est la complexité […] Quand vous êtes Algérien, le bien est défini et le mal est défini […]. L’Histoire s’est passée entre les bons et les méchants. La complexité de l’Histoire n’est pas transmise, ni dans l’école ni par les livres ni par la production culturelle. Elle est transmise par le silence des parents. […] Donc arrivent ces photos où je vois autre chose, je vois que – à hiérarchie bien entendu différente – la guerre était atroce pour tout le monde. Il n’y a personne qui s’en est sorti vivant de cette guerre, même ce qui ont survécu. Et je vois des êtres vivants, des visages, des bancs, des immobilités, un éclairage du ciel, des devantures, des hommes en costumes […] et je me suis dit ça m’interpelle, non pas pour rejouer la guerre, non pas pour commenter ces images mais pour faire quelque chose assez d’inattendu : en rêver parce qu’il n’est pas permis de rêver sur l’Histoire. L’Histoire rêve pour nous des utopies, et elles nous sont couteuses mais nous, nous n’avons pas le droit de rêver l’Histoire. […]
[Depardon] voulait des textes équivalents, il ne voulait pas des textes commentaires […] il voulait des textes qui étaient à côté. […] C’est né d’une amitié, d’une redécouverte de la complexité, d’une envie de liberté, de style, d’exercice et d’individualité.
[…]
En Algérie, vous venez au monde, il y a un discours qui est implanté dans votre tête, on l’apprenait à l’école, par les discours politiques, à la télévision, par l’éducation culturelle, par la transmission. C’est un discours sur l’Histoire et il est très difficile de regarder une photo pareille sans que ce texte-là, cette voix-là ne se déclenche. Et vous vous retrouvez à rejouer la guerre, à rejouer le mort, à rejouer la victime, à rejouer cet huis-clos-là. Ce que je voulais c’était préserver une voix différente et cette voix c’était la mienne. Qu’est-ce que je ressens moi, Kamel Daoud, vraiment, à regarder ces photos-là en dehors de ce qu’on m’a transmis ? […] Maintenir vivante cette voix propre était difficile […]. La littérature, à la fin c’est quoi ? C’est une voix individuelle, c’est une voix propre. […] Le style c’est lorsqu’on commence à raconter les choses selon sa propre voix intime. […] [On devient écrivain] à partir du moment où on donne la priorité à sa propre voix, qu’elle soit bien ou mal, ce n’est pas une question d’orthographe, ce n’est pas une question de construction de phrases […]. On croit savoir qui on est mais on met une vie pour le savoir et peut-être il nous faut une deuxième pour s’écouter soi-même.
De quelle génération êtes-vous ? De quelle génération vous sentez-vous ? Et qu’est-ce qui parle à travers vous ?
Je ne sais pas comment on peut répondre à la question de quelle génération on est. On est de la génération de ses illusions d’abord, c’est-à-dire ce à quoi on a cru, quand on était beaucoup plus jeune. Moi je suis peut-être d’une génération qu’on intercale entre les générations qui mon précédées automatiquement celles qui ont cru au socialisme algérien, les générations qui ont connu la colonisation et la décolonisation immédiate et la génération suivante, celle qui a été soumise, qui a été victime, qui a été séduite par l’islamisme, par le conservatisme, par le populisme ambiant en Algérie maintenant. Donc je suis un petit peu entre les deux, je fais partie de la génération d’indépendance, je suis né en 1970, donc dans les années 80, j’avais 10 ans et je n’avais pas de conscience politique. Malheureusement, cette conscience politique est arrivée avec une dépossession majeure, c’était la guerre civile en Algérie de 1990 jusqu’aux années 2000, qui m’a volé les plus belles années de ma vie parce qu’on ne peut pas avoir 23 ans deux fois dans la vie et donc je suis de cette génération du désenchantement algérien, de la fin du socialisme, des pénuries, en même temps de la réussite plus ou moins de l’école, du développement en Algérie, je suis de la génération qui a 20 ans quand l’islamisme est né en Algérie, j’ai eu 22 ans quand il y eu les premiers massacres de masse, qui a connu les bombes, qui a connu la deuxième guerre d’Algérie, donc je ne sais pas comment me définir, une génération intercalée entre deux grandes désillusions et deux grandes illusions peut-être […].
Est-ce qu’on peut revenir sur cette question de l’illusion et des illusions qui ont accompagné, porté certains d’entre eux et dont vous semblez aujourd’hui faire la critique ou au moins vous distancier ?
Chaque génération est mandatée de faire quelque chose, je fais partie de la génération qui a été mandatée pour incarner la réussite des parents, pour incarner le dépassement des privations qu’ont endurées nos parents. Quelles étaient les illusions de l’Algérie de l’époque ? Peut-être être un pays en développement, être un pays indépendant, être un pays libre […] Je ne sais même pas s’il est possible de revenir sur ces illusions de cette époque-là. Peut-être parce qu’elles ont été ridicules, comme tout âge qu’on dépasse, ou parce qu’elles ont été féroce, elles ont été sanguinaire aussi […]. Je crois ce qui m’a préservé le plus durant cette période-là, c’est la littérature […]. C’est ce qui m’a permis de découvrir ce que j’appelle les deux grands A de la vie, l’ailleurs et l’autre, j’ai découvert que le reste du monde existait, que l’autre existait. C’était la littérature qui m’a préservé de cette douloureuse désillusion de cette période-là, la littérature et tout ce qui tourne autour, l’image, l’art, la calligraphie, la métaphysique, la philosophie…
Est-ce que vous pouvez nous parler de quelques lectures qui étaient les vôtres à l’époque quand vous dites la littérature peut sauver ou donner d’autres cadres ?
Le cadre : D’abord, je ne suis pas un enfant d’une bibliothèque bien rangée. Je ne suis pas né dans un pays où on pouvait accéder aux livres facilement […]. Les derniers nouveautés n’existaient pas […]. Donc mes lectures étaient sauvages, mes lectures étaient chaotiques. Je lisais des moitiés de livres, je lisais des quarts de livres. Je lisais des livres que je n’aimais pas mais que je devais lire parce que on me les a offerts, mais je crois que ça, c’est universel. Je lisais des classiques. Je lisais des tomes 2 amputés des tomes 1 qui viendront 20 ans plus tard. Donc la littérature en elle-même, je l’ai essentialisée, j’en ai fait quelque chose de plus religieux, je lisais ce que je pouvais. C’est une des questions qui sont le plus souvent posées : Quels sont les écrivains qui vous ont marqués ? C’est magnifique, c’est là où on a le droit de mentir, mentir d’une manière très intelligente, très savante parce que cette liste, elle change quand vous avez 20 ans, 30 ans, 40 ans etc. […] On avance dans la vie plutôt par sauts que par continuité. Il y a des romans qui m’ont marqué, des phrases de romans qui m’ont marqué, il y a des titres de romans que je n’ai pas lus et qui m’ont marqué, ça va dans tous les sens. […] L’auteur est pour moi accessoire ; ce qui est important, c’est le livre. […] Ce qui m’a le plus marqué, c’est que j’ai lu un livre de mythologie à l’âge de dix ans, c’est essentiel. […] Je crois que fréquenter les dieux très tôt c’est bon. Cette suspension du bien et du mal qui est réservée généralement aux livres religieux orthodoxe, il y a le bien et le mal ; la mythologie non, les dieux, on ne sait pas. Il y a l’inceste, il y a le rapt, il y a le mensonge, il y a l’avidité, la cupidité, il y a tout. […] J’ai commencé par ça [des livres de mythologie grecque, égyptienne, perse] et je crois que c’était une forme de délivrance, d’apprentissage et d’initiation au foisonnement, à la liberté, à la contradiction et puis ça m’a préservé du manichéisme du bien et du mal. […] Le deuxième acte pour moi c’était la science-fiction […]. La science-fiction a libéré l’espace pour moi, elle a libéré l’imaginaire, c’est-à-dire je pouvais regarder les étoiles en me disant elles peuvent m’appartenir, elles n’appartiennent pas qu’à Dieu, c’est-à-dire il y a une possibilité d’énigme, une possibilité de mystère. Ce n’était pas possible de loger le mystère sur terre en Algérie parce que la terre appartenait aux morts, aux martyres et aux plus puissants mais je pouvais regarder le ciel et rêver. La science-fiction était une littérature totalement subversive dans un environnement où le ciel est totalement cadenassé par le religieux. C’était essentiel d’ouvrir le ciel, de restituer le mystère. J’avais besoin d’inconnu. […] On a besoin d’inexplicable plutôt que d’explications. On a besoin de questions plutôt que de réponses. On a besoin de mystère plutôt que de clarté. C’est ce qui nous aide à vivre, c’est la possibilité qu’il n’y a pas de réponse parce que les réponses sont désastreuses.
Quel effet vous ont fait les photos de Raymond Depardon ?
Il est difficile de parler de l’Algérie, de la filmer parce que c’est un pays anachronique, c’est-à-dire une latence entre ce que l’on croit et ce qu’il est. C’est un pays souvenir. On ne va jamais pour la première fois en Algérie même si on n’y est pas né. On y va toujours avec l’idée de ce qu’on a entendu. C’est un pays anachronique vis-à-vis de la France. C’est un pays totalement enveloppé par le discours surpolitique : Quand on parle d’Algérie, on parle soit de l’Histoire soit de ruptures politiques ; l’être humain est accessoire quelque part. Sa complexité est réduite à rien ; c’est soit une victime de la France soit une victime de l’ennui après la France. On s’intéresse à ce pays-là dans une sorte de fausse proximité. […] Je n’ai pris conscience de cette fausse proximité qu’après avoir voyagé, c’est-à-dire après avoir découvert en tant qu’Algérien que le reste du monde n’est pas la France. […] J’ai découvert d’abord que le reste du monde existait et qu’il n’était pas la France et que le reste du monde ne connaissait rien de l’Algérie. Donc il fallait que je raconte une autre histoire, mon histoire. […] On parle de l’Algérie à travers ses ruptures politiques, ses exilés, ses répressions, son actualité. C’est un objet journalistique, ce n’est pas un objet vivant. Ou bien, on parle de l’Algérie quand il y a un discours sur l’Histoire en France […]. Je ne comprends pas pourquoi on ne m’interroge pas sur la vie et pourquoi on m’interroge comme si j’étais un témoin [de la guerre] ce que j’appelle la victime perpétuelle. On est congelé en tant qu’être vivant hors de cette complexité, c’est-à-dire congelé dans la simplification et dans la remémoration. Qu’est-ce que vous pensez de la guerre d’Algérie ? Je ne l’ai pas faite. Je ne suis pas mandaté pour la raconter ni pour la perpétuer. C’est un fait, c’est un fait douloureux pour la génération qui m’a précédé. […] Les gens sont morts pour que je puisse être libre, pas pour que je puisse rejouer le mort comme eux. […] C’est une phrase violente mais je la répète souvent en Algérie : Les gens sont morts pour que je puisse danser, pour que je puisse rire, pour que je puisse les oublier. C’est le plus bel hommage. […] C’est un pays de la réversibilité, c’est un pays où le temps remonte. Tout ce qu’on fait, c’est se souvenir, souvenir, souvenir. […]
[Quand] j’ai reçu un e-mail de Depardon […], ma première réaction [était que] j’ai refusé parce que je n’aime pas être convoqué sur le sujet de la mémoire, c’est une façon de nier ma propre vie. […] Mais sachant que Depardon est un photographe de l’instant et du vif, ça interpelle, donc j’ai accepté d’en discuter. […] Ce qui m’a frappé, c’est la complexité […] Quand vous êtes Algérien, le bien est défini et le mal est défini […]. L’Histoire s’est passée entre les bons et les méchants. La complexité de l’Histoire n’est pas transmise, ni dans l’école ni par les livres ni par la production culturelle. Elle est transmise par le silence des parents. […] Donc arrivent ces photos où je vois autre chose, je vois que – à hiérarchie bien entendu différente – la guerre était atroce pour tout le monde. Il n’y a personne qui s’en est sorti vivant de cette guerre, même ce qui ont survécu. Et je vois des êtres vivants, des visages, des bancs, des immobilités, un éclairage du ciel, des devantures, des hommes en costumes […] et je me suis dit ça m’interpelle, non pas pour rejouer la guerre, non pas pour commenter ces images mais pour faire quelque chose assez d’inattendu : en rêver parce qu’il n’est pas permis de rêver sur l’Histoire. L’Histoire rêve pour nous des utopies, et elles nous sont couteuses mais nous, nous n’avons pas le droit de rêver l’Histoire. […]
[Depardon] voulait des textes équivalents, il ne voulait pas des textes commentaires […] il voulait des textes qui étaient à côté. […] C’est né d’une amitié, d’une redécouverte de la complexité, d’une envie de liberté, de style, d’exercice et d’individualité.
[…]
En Algérie, vous venez au monde, il y a un discours qui est implanté dans votre tête, on l’apprenait à l’école, par les discours politiques, à la télévision, par l’éducation culturelle, par la transmission. C’est un discours sur l’Histoire et il est très difficile de regarder une photo pareille sans que ce texte-là, cette voix-là ne se déclenche. Et vous vous retrouvez à rejouer la guerre, à rejouer le mort, à rejouer la victime, à rejouer cet huis-clos-là. Ce que je voulais c’était préserver une voix différente et cette voix c’était la mienne. Qu’est-ce que je ressens moi, Kamel Daoud, vraiment, à regarder ces photos-là en dehors de ce qu’on m’a transmis ? […] Maintenir vivante cette voix propre était difficile […]. La littérature, à la fin c’est quoi ? C’est une voix individuelle, c’est une voix propre. […] Le style c’est lorsqu’on commence à raconter les choses selon sa propre voix intime. […] [On devient écrivain] à partir du moment où on donne la priorité à sa propre voix, qu’elle soit bien ou mal, ce n’est pas une question d’orthographe, ce n’est pas une question de construction de phrases […]. On croit savoir qui on est mais on met une vie pour le savoir et peut-être il nous faut une deuxième pour s’écouter soi-même.